Quand on découvre les peintures rupestres de la Grotte Chauvet en parcourant le labyrinthe de son admirable réplique en résine, ouverte au public sous le nom de Caverne du Pont d’Arc, où foisonnent à l’identique ours des cavernes, chevaux, aurochs et lions tachetés, avec en point d’orgue la toute première« origine du monde » jamais dessinée, on se dit que les humains viennent là de marquer un point contre l’entropie. Ces images ont survécu plus de 35.000 ans pour parvenir jusqu’à nous, intactes,miraculeusement conservées, prodigieusement reproduites et l’humanité est désormais capable de les transmettre pendant des siècles et des siècles, sauf catastrophe majeure provoquant la destruction de la Terre. Oui, Chauvet, après les mésaventures de Lascaux, c’est la fin de la malédiction universelle qui veut que le sort de toute image soit de disparaître après s’être dégradée plus ou moins lentement.
Quand on pénètre dans la « grotte » aménagée par Alexandra Roussopoulos et Anne Sedel en mêlant leurs souvenirs intimes, on comprend tout de suite que ces deux artistes se sont liguées pour accomplir ensemble un geste plus que symbolique contre la loi de l’entropie. L’une, avec une grande image,pose l’horizon de la loi ; l’autre, avec ses petites stèles, instaure son contraire. Puis le mouvements’inverse : de la grande image sourd le ferment d’une négation ; tandis que les stèles formulent une autre loi. Reprenons.
Signée Alexandra Roussopoulos, la grande image vidéo s’accompagne de mots. Le mouvement qui la parcourt – et il n’est pas indifférent que ce soit celui du flux et du reflux des vagues sur une grève –apporte et remporte quelques phrases, sans doute prononcées, se dit-on, par la voix de l’artiste. Ma mère, dit la voix, est… était. Redoublant le battement de la mer entre présent et passé, chaque vague qui parvient sur le sable abolissant celle qui venait d’y parvenir, la pensée qui noue l’être et l’avoir été en une litanie obsédante dénoue du même coup la fatalité de la disparition. C’est un devenir qui s’ajoute : un futur indissociable des deux autres temps, comme dans le nom de cette divinité qui réunit dans son Etre toutes les temporalités du Verbe. L’immortalité jaillit de l’entre deux énoncés : entre est et était la mère acquiert un sera.
Les petites images, elles aussi, sèment des graines d’éternité – état de la vie qui ne connaît pas l’entropie.La transposition, opérée par Anne Sedel, de photos de famille en dessins au crayon sur desmorceaux de planches, est un défi aux lois de la disparition. En changeant de support, en passantdu papier photographique, lisse et périssable, au bois, rugueux et non moins dégradable mais portantune espérance de vie plus longue, les images d’un ancêtre fixé dans son enfance, les images d’unenfant dans les bras d’un parent, les images d’un visage sortant de la mer, etc., changent de statut,mieux : se réincarnent. Elles ne renvoient pas au passé des êtres qui y figurent ; elles leur procurent unnouveau corps. Un corps immortel, pétri par le dessin.
D’un côté comme de l’autre, l’artiste devient créateur d’une autre vie, qui commence ici et ne s’achèvera pas ailleurs. Leurs images entament, à égale distance de l’entropie et de la néguentropie, un voyage sans fin. Un voyage dans les émotions, répétables, extensibles, sans lien de parenté avec ceux que ces images célèbrent. Chaque spectateur peut les adopter comme si elles étaient celles de sa propre famille, dire ma mère, mon père, mon oncle, mes cousins. Et pourquoi pas : moi.
En circulant dans la Caverne Elzévir sur les pas d’Anne et Alexandra, comme en auscultant la Grotte Chauvet, nous progressons du on au je – et de même ce texte, sans l’avoir calculé, poussé par le défi des œuvres qu’il regarde. Ainsi l’art suscite des identités impérissables, sans frontières de temps nid’espace. Dans la Grotte Chauvet je me sens dessinateur de fauves ; dans la Caverne Elzévir je deviens aussi infatigable que la mer, aussi résistant que cent coups de crayon.